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Maurice Ravel, compositeur > Technique et Innovation

technique musicale et innovation

Est-il besoin de rappeler ce que chacun sait ? Que le style de Maurice Ravel témoigne d’un attachement à la forme classique qui contribue au charme et à l’élégance de sa musique. Une forme susceptible d’être remodelée et que l’auteur renouvelle sans cesse grâce à son esprit ingénieux. Dans cet exercice consistant à « se mettre dans la peau de l’autre », Ravel se plie volontiers à la règle et reprend à son compte les vertus qui caractérisent le XVIIIe siècle : la pureté des lignes, la clarté de l’architecture, le sens des proportions, la transparence et la grâce du style. D’emblée nous sommes en face du travail parfait d’un maître artisan.

Derrière cet esthétisme archaïsant se cache pourtant la modernité du langage ravélien. Il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter Jeux d’eau, une œuvre qui a révolutionné la technique du piano, L’Heure espagnole dont le style quasi parlando est tout à fait novateur ou L’Enfant et les sortilèges où l’influence du jazz et du bel canto s’allie admirablement bien avec la déclamation « à la française ». Et que les formules répétitives du Boléro préfigurent la musique minimaliste, voilà qui n’échappe aux oreilles de personne.

On a dit, avec raison, qu’on ne saurait dissocier la mélodie, l’harmonie et le rythme chez Ravel tant ces éléments sont étroitement liés dans son œuvre. Manuel de Falla admirait la phrase mélodique, « aussi française par le sentiment que par cette physionomie toute spéciale due à une prédilection pour certains intervalles à quoi le clavier nous invite à nous délecter ». Aux yeux de Pierre Boulez, « ce que Ravel possède en propre, c’est le génie du contour, qui fait qu’on ne peut oublier ses thèmes. A cela se rattache son don d’orchestrateur. » Il est vrai que la maîtrise orchestrale de Ravel se résume dans toute l’importance qu’il accorde à la notion du timbre. «  S’il faut parler d’héritage ravélien, c’est bien dans cette préoccupation qu’il se situe… Cette prédilection pour la rareté des timbres et de leur alliage n’était pas si fréquente chez ses contemporains, à l’exception de Debussy, bien sûr, et plus tard de Stravinsky comme des musiciens de l’école de Vienne. » (Henri Dutilleux)

On retrouve le même goût dans le traitement de l’orchestre et dans l’emploi d’instruments jusqu’alors inexploités : le luthéal dans Tzigane, L’Enfant et les sortilèges et la mélodie Rêves, la machine à vent, la flûte à coulisse, la crécelle, la râpe à fromage et le fouet dans L’Enfant et les sortilèges. Sans oublier le choix du saxophone dans le Vieux château et du tuba dans Bydlo (Tableaux d’une exposition), un choix qui a été abondamment commenté. On notera également l’usage d’une percussion exceptionnellement variée et les nombreux effets instrumentaux originaux sinon inédits qui truffent plusieurs partitions : le sarrusophone privé de son embouchure dans L’Heure espagnole, dont il faut « se servir comme d’une petite trompette », la caisse claire à propos de laquelle Ravel prescrit parfois « frapper sur le bois », la harpe « près de la table », l’emploi fréquent du trémolo dental à la flûte ou le trombone qui « baille » un glissando dans le Concerto en sol. Cette quête du coloris se retrouve dans le 1er mouvement du même concerto où la merveilleuse cadence de la harpe, comme l’a fait remarquer Jules van Ackere, s’arrête sur un point d’orgue, harmonisé aux archets, partiellement en doubles et triples cordes, dont certaines en sons harmoniques ; une sonorité qui est rendue plus originale encore par l’intervention d’un trille au triangle. Et que serait devenu le projet d’opéra abandonné, La Cloche engloutie, dans lequel Ravel comptait bien se servir de « la merveilleuse symphonie des courroies, des sifflets, des formidables coups de marteau » pour enrichir sa palette orchestrale ? Le savoir-faire du compositeur se signale encore par le traitement qu’il réserve aux cordes où les trilles, les glissandi en harmoniques, les arpèges en pizzicati et les doubles-cordes se multiplient. A cet égard, on mesure l’audace qui l’incite à utiliser les cordes vides des contrebasses au début du Concerto pour la main gauche. Il arrive même à Ravel d’user de subterfuges, « de jouer des tours à ses auditeurs, de leur faire prendre un basson pour un cor ou des harmoniques de contrebasse pour des notes de flûte ». (Henry Prunières) Son habileté dans l’art de manier les sons ne connaît pas de limites.

Assurément, Ravel a fait progresser la technique instrumentale. Le solo de trombone dans le Boléro était, pour l’époque, horriblement difficile. Les traits de cor et de basson du Concerto en sol semblaient injouables. Dans les années trente, le tempo prescrit pour le hautbois au début du Tombeau de Couperin avait quelque chose de terrifiant. Sur ce point, Ravel ironisait : «  Je n’aurais pas mis de tempo du tout que ça aurait été pareil : le hautboïste ne peut pas jouer autrement. S’il est plus lent, il est à court de souffle et il doit s’arrêter. Alors il prend le seul tempo sur lequel il puisse jouer ce déluge de notes. A lui d’y ajouter les petites inflexions qui rendront ce début plus respirable… »

Au-delà du soin accordé à la mélodie, on a vanté  le raffinement harmonique de l’écriture. « Sur des enchaînements extrêmement simples basés, la plupart, sur des pas de tierces ou des notes communes » (Pierre Boulez), Ravel multiplie les anticipations non résolues, les retards, les notes ajoutées, les notes de passage et les pédales (la plus remarquable étant celle qui se trouve dans l’Introduction de Daphnis et Chloé). Parmi les intervalles privilégiés, on rencontre la seconde et son renversement, la septième, la quarte descendante et dans une mesure moindre, la quinte. Il n’y a cependant pas de limites d’espace pour l’accord de Ravel. A Vincent d’Indy, qui l’accusera de pratiquer les « notes à côté », il fera remarquer que « la fausse note décorative date des maîtres anciens (voir Scarlatti) ».

En réalité, les rapports qui unissent le timbre et l’harmonie sont organiques, au même titre que la mélodie et le rythme qui semble être l’élément primordial chez Ravel et appeler irrésistiblement la danse. Comme l’écrit André Suarès, « la danse gouverne toute la musique de Ravel. » Là même où sa musique n’adopte pas le rythme d’une danse, « elle tend naturellement à se couler dans la forme chorégraphique ». (Vladimir Jankélévitch) De quoi alimenter le soi-disant hispanisme qui demeure la marque de fabrique du compositeur. « Une Espagne qui n’est pas authentique, mais qui nous semble plus vraisemblable que la vraie… » (Roland-Manuel). A l’image de Shéhérazade qui reste une des plus séduisantes évocations musicales de l’Orient ou de Tzigane où l’on perçoit l’atmosphère café-concert des ensembles populaires de czardas. En l’occurrence encore du « faux réussi » (Hélène Jourdan-Morhange), une trouvaille de plus.

Jean-François Monnard, musicologue, membre du comité de lecture et de rédaction des Cahiers Ravel