Tout ce que peut faire l’intelligence avec un rythme de valse ou de boléro, Ravel va nous le démontrer. La musique, qui est non point sa victime ou son ennemie, mais son amie et sa compagne, la musique qui lui a livré ses secrets et jusqu’à ses plus intimes battements de cœur, va déployer ici ses plus subtils moyens techniques et faire tout ce que voudra le prodigieux sorcier, le maître souverainement intelligent. Et celui-ci, d’un doigt précis, pourra dévoiler le mécanisme de toute musique, puis avec la même désinvolture, ramasser les débris épars et recomposer un organisme sonore qui, dans sa masse et son mouvement, semble emporter la masse et le mouvement de l’univers: tout est égal à l’intelligence. Elle est la plus forte, mais si jamais elle ne s’abaisse, jamais non plus elle ne cherche à abaisser. Elle est toujours pure, sans complaisance comme sans fatigue. Elle accomplit ses exploits en se jouant et comme si les obstacles étaient futiles. Elle n’insiste pas, elle ne fait pas étalage et montre de ses pouvoirs. Elle est, avec son air de plaisanterie, son air de n’y point toucher, l’image la plus parfaite que nous puissions nous faire de l’élégance. Elle reste toujours ce qu’elle doit être : la mesure de l’homme.
En m’inclinant devant cette tombe illustre, en présentant aux parents et aux amis qui demeurent sur son bord, l’hommage douloureux du Gouvernement français, je veux surtout marquer notre gratitude pour ce bienfait suprême que nous offre à jamais le génie de Ravel : celui de nous rendre conscients des merveilleuses ressources, des chances certaines, des possibilités innombrables de l’intelligence humaine. Ravel nous enseigne à nous confier à notre agilité technique, à l’exercer sans cesse sur la matière qui nous est dévolue, et même à garder notre foi souriante et notre tranquille orgueil d’hommes lorsque nos limites nous sont révélées. Mais connaître ses limites, c’est encore connaître, et par conséquent cela est encore exercer son intelligence et découvrir une occasion de plus de sourire. Cela est encore du domaine de la grâce et de la joie. Ce domaine, Maurice Ravel en demeure le maître incontesté, et je crois que le meilleur hommage que nous puissions rendre à sa mémoire en ce jour de deuil, c’est de protester contre sa mort en considérant la réconfortante lumière que son œuvre ne cessera de dispenser aux générations à venir3.
Quelques mois se sont à peine écoulés depuis la mort d’Albert Roussel, et voici que la musique française doit déplorer un nouveau deuil : Maurice Ravel, à son tour, quitte ce monde sonore et disparaît dans le silence. À vrai dire, il nous avait déjà à demi abandonnés. C’est souvent le destin des artistes que d’achever leur carrière, à la façon de leur maître Orphée, par une descente prématurée au règne des ombres. Il en fut de Maurice Ravel comme de Gérard de Nerval, de Baudelaire ou de Schumann : il semble que la ténébreuse rancune des chimères doive fatalement s’attaquer à certains génies comme pour marquer de façon plus éclatante combien ils furent lumineux. Le mal, pour les abattre, choisit la part d’eux-mêmes la plus haute et la plus sûre et ne s’exaspère en coups si tragiques qu’autant que sa victime s’est manifestée par une plus rayonnante surabondance d’harmonies et de clartés.
Ainsi de cette belle bête, déjà éteinte avant la victoire définitive de la mort, voulons-nous retenir à jamais les éclairs de vie qui l’animèrent et en firent une des plus spirituelles –aux sens les plus divers et les plus complets du mot- qu’il nous ait été donné de connaître. Parler de Ravel, en dépit des pensées qui nous bouleversent en ce moment, ce sera désormais et toujours parler de choses légères et délicieuses et proclamer, au-dessus du sort contraire, la pure souveraineté de l’intelligence.
C’est sous le signe de l’intelligence que s’est déroulée la carrière de cet homme exquis, dont le regard, le sourire, tout l’être nerveux et précis révélaient qu’il était aimé de la vie et favorisé de grâces particulières. Né près de l’Océan, dans un pays de sel et de soleil, Maurice Ravel a débuté dans un moment où la musique et la peinture cherchaient à rendre tout ce qui scintille, bruit, frissonne et palpite dans les éléments naturels. Il est impossible de ne pas rapprocher son nom de son glorieux aîné, Claude Debussy, ne serait-ce qu’à cause de ces jeux d’eaux et de ces jeux de miroirs où se complurent ses premières inventions. Mais Ravel devait se former un vocabulaire et un langage dont les techniciens diront mieux que moi en quoi ils diffèrent du style debussyste. Ils diront aussi ce que Ravel doit à Debussy et à l’atmosphère enchantée que celui-ci avait créée et qu’il était impossible à la génération suivante de ne pas respirer avec délices. Ils diront aussi, et il le disait aussi lui-même, ce qu’il devait à son maître, l’incomparable, l’inoubliable Gabriel Fauré.
Cependant, l’école française qui, grâce surtout, peut-être, à ces trois noms, connaît aujourd’hui un prestige international, n’était pas chez nous au goût de tout le monde. Maurice Ravel s’en aperçut, qui dut quatre fois, briguer en vain le prix de Rome, et à qui, en 1905, l’accès même du concours définitif fut refusé. Il avait pourtant déjà produit quelques-uns de ses chefs-d’œuvre, devenus depuis populaires, aussi bien la Pavane pour une Infante défunte que le ravissant Quatuor. Mais peut-être n’était-il pas mauvais que Ravel inaugurât ainsi une carrière qui devait s’illustrer par un total et constant dédain des honneurs. Trop fier pour chercher des récompenses ailleurs qu’auprès de sa propre conscience d’artiste, et je dirai même d’artisan, Ravel n’a cessé de perfectionner son métier, d’enrichir son écriture, demandant des inspirations aux domaines les plus subtils et les plus précieux de l’art universel, tantôt à l’humour de Jules Renard tantôt aux cristallines ténèbres de Mallarmé, tantôt au romantisme minutieux d’Aloysius Bertrand. Gaspard de la Nuit, en effet, lui inspire trois pièces qui demeurent parmi les plus étonnantes que compte la littérature pianistique. Le caprice, la vitesse, le génie du fantasque et de la contradiction, ce quelque chose de démoniaque qu’on décèle dans les créations les plus libres et les plus savantes de l’esprit, toutes ces puissances ailées se sont emparées de lui pour notre perpétuel ravissement. La guerre, pendant laquelle il fut engagé volontaire, l’arrache à ses fabrications féeriques. Il y revient avec son admirable Tombeau de Couperin, hommage à la tradition française classique, comme la Valse est un hommage au romantisme viennois et ses orchestrations de Moussorgski un hommage au jaillissant génie slave. Quel que soit le langage qu’il adopte, Ravel lui fait rendre des sonorités extraordinairement neuves et où triomphent toujours un goût implacablement sûr, une science et une autorité prestigieuses. La couleur et l’exotisme tentent ce dessinateur aigu : il apporte dans leur maniement une ironie enjouée et qui ne se trompe jamais. Ici il reprend à son compte le pathos rauque des chants hébraïques, là le zézaiement nostalgique des chansons des Îles. Mais c’est surtout vers l’Espagne, pays de prédilection des musiciens français depuis Bizet et Debussy, que l’entraînent son amour des rythmes clairs et secs et peut-être ses origines pyrénéennes. Avec l’Heure espagnole et tant d’autres pages charmantes il intègre au domaine français ce qu’un autre amoureux de l’intelligence pure et de la ligne nette appela « les Méditerranées de la Musique ». Enfin dans ce cortège de merveilles je n’aurai garde d’oublier la plus pure de toutes peut-être, la plus noble et la mieux dansante, cette symphonie chorégraphique de Daphnis et Chloé, qui fut un des succès des Ballets russes, l’Enfant et les sortilèges, Ma Mère l’Oye, le Trio en la m[aj]eur1, et, témoignages suprême de sa patiente et toujours neuve ingéniosité, les Concertos et les Chansons de Don Quichotte à Dulcinée.
Dans tous ces ouvrages, infiniment divers, s’exerce la séduction d’un esprit toujours inquiet de se laisser surprendre et duper par quoi que ce soit qui ne serait
pas la musique. Aussi se prouve-t-il constamment à lui-même qu’il reste maître de ses moyens. Et cette puissance lucide et allègre nous procure un spectacle prodigieusement réconfortant. Car Ravel possède une arme qui est l’ironie, c’est-à- dire l’intelligence se connaissant elle-même et jouissant d’elle-même en même temps qu’elle se domine. Tout ce qu’elle peut faire, elle le tente. Et ce qu’elle ne peut faire, elle y renonce, non point parce que ce n’est pas possible, mais parce que ce ne serait pas humain. Et en ceci je veux voir le trait le plus profond du génie français. Oh ! Je n’irai pas ici reprendre tous les thèmes oratoires de clarté et de la mesure françaises, ni m’efforcer de rendre quelque fraîcheur à l’opposition toute scolastique du cœur et de l’esprit. On a dit de la musique de Ravel qu’elle était intellectuelle. Mais le génie français, s’il est essentiellement intellectuel, n’ignore point pour cela les profondeurs du sentiment et de la passion. Et il y a chez Ravel du sentiment et de la passion. Seulement je veux dire ceci : chez Ravel comme chez les grands artistes de chez nous le sentiment et la passion ne servent jamais à l’exaltation du moi impérieux de l’artiste ; ils ne sont jamais exploités par l’artiste pour l’artiste. Ils demeurent impliqués dans les formes mêmes du langage que parle l’artiste, et si celui-ci est un musicien, son sentiment et sa passion restent toujours de la musique. J’irai jusqu’à donner à mon observation une forme familière et que Ravel n’aurait pas, j’en suis sûr, désapprouvée : Ravel est de la race de ces grands artistes qui ne se prennent pas au sérieux. Et je prie ses admirateurs de voir dans cette volonté de ne pas se prendre au sérieux la forme la plus haute de l’héroïsme intellectuel.
Si je considère le message de Ravel, si j’évoque les plus grands noms de notre tradition morale et artistique, Descartes et Le Nôtre, Racine et Voltaire, Marivaux et Stendhal, si je remémore cette rétrospective de l’art français que nous parcourions cet été et où se rejoignaient Fouquet, Watteau, Ingres et Cézanne2, j’en arrive à me demander ce qui fait le caractère commun de tous ces génies et qui était l’essentiel du génie de Ravel, et je crois découvrir que c’est une même façon suprêmement intelligente de considérer les choses, fût-ce les choses les plus passionnées et les plus pathétiques, et de les soumettre à la règle d’un style. Aucune des puissances du cœur n’est absente de l’univers français. Et si elles se soumettent, c’est sans s’abaisser. Mais elles se soumettent. Et ce qui agit ainsi sur elles, ce n’est jamais, comme on pourrait le croire, une force plus vigoureuse et qui se manifesterait sous un aspect fatal et titanique, mais un charme seulement comparable aux choses les plus légères, non pas au souffle des tempêtes, mais à la brise fugitive qui passe sans s’appesantir ni tourner la tête.
C’est ainsi que sur le plan musical, dans le langage et dans l’univers de la musique et sans jamais briser ni dépasser cet univers, mais au contraire en usant jusqu’à l’infini et avec une généreuse, une inépuisable malice, de toutes les ressources de cet univers, Maurice Ravel s’est efforcé de montrer tout ce que sa merveilleuse intelligence était capable d’accomplir. Tout ce qu’elle était capable d’exprimer. Et cela sans négliger les choses obscures, ni les choses douloureuses, ni les choses passionnées. Sans non plus tomber dans la virtuosité pour la virtuosité, la parade pour la parade. Le sortilège ravélien n’est pas une simple prestidigitation ; il n’est pas seulement éblouissant. Il n’y a nulle sécheresse en lui. Et s’il est sans grandiloquence, cela ne veut pas dire qu’il soit sans grandeur. Sa grandeur vient justement de cette vigilance perpétuelle de l’intelligence, de cette présence constante de l’esprit qui mesure, chercher, indique, décompose, connaît et au besoin sourit.